Le fantasme d’une France à feu et à sang
Il existe un débat sur le niveau réel de l’insécurité en France, et sa perception par le public. La disjonction entre les deux ouvre une question fascinante (et vaguement fascisante) : les élites sont-elles déconnectées du réel, ou bien le peuple ?
Répondons-y d’un mot : c’est le peuple qui regarde la télévision alors que les « élites » lisent les statistiques. Or la télévision vend du spectaculaire et pas du réel, d’une part pour attirer le chaland et d’autre part car l’émotion rend plus disponible à la suggestion publicitaire. On mesure ainsi que les habitants des zones tranquilles peuvent rapporter une impression d’insécurité identique à ceux qui vivent effectivement dans les quartier chauds. Ceci écarté, passons à la question qui m’occupe aujourd’hui.
La droite moins républicaine est obsédée par l’insécurité. Pas simplement parce qu’elle accorderait plus d’importance à ce sujet, mais parce que la fiction de l’effondrement de la civilisation est centrale dans sa pensée. Or l’un des symptômes de cette apocalypse, c’est la fin de la douce tranquillité que nous procure une société bien réglée.
La fraude du bon Docteur Bauer
Ce billet provient de ma stupeur devant un « débat » opposant fort peu Eric Zemmour et Alain Bauer il y’a quelques mois:
Alain Bauer, professeur de criminologie, s’y livre tranquillement à une véritable fraude scientifique.
Il n’est pas question ici de confrontation entre des séries douteuses et divergentes de statistiques, de raccourci hasardeux ou d’étourderie un peu forte. Non, il s’agit clairement d’une volonté de tromper le public sur la réalité en développant une approche scientifique délibérément vérolée.
Comment savoir si les crimes augmentent ou pas ? Le réflexe est bien entendu de se référer aux statistiques policières, mais nous avons un gros problème : que signifient exactement ces statistiques ? Nous voyons aujourd’hui monter le nombre d’agressions sexuelles enregistrées par la police et la gendarmerie. Mais ce chiffre n’est pas un reflet direct de la réalité de terrain : il faut d’abord que la victime d’une agression sexuelle réalise elle-même qu’elle n’a pas simplement subi une drague agressive, qu’elle choisisse de porter plainte (un tiers des cas environ), que le service qu’elle contacte accepte de l’enregistrer, et enfin qu’il classe la plainte dans la case agression sexuelle plutôt que, par exemple, violence ou tentative de viol. Autant dire que les mouvements du chiffre policier peuvent signifier beaucoup de choses, raison pour lesquelles on les confronte généralement aux enquêtes de victimation.
Alain Bauer a une solution : les meurtres. L’État est au courant de la plupart des meurtres, et les enregistre correctement depuis l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, soit cinq siècles. Il s’agit effectivement d’un des éléments classiques du champ en criminologie pour faire des comparaisons suffisamment solides de longue durée, même si là encore les choses peuvent se révéler plus compliquées. Pour le citer directement :
« Il n’y a pas de sentiment d’insécurité, il y’a un climat de violence, révélé par le taux d’homicidité. Tous les autres indicateurs étant partiels, parcellaires, partiaux, manipulables, mensongers, bref on en sait rien. Celui-là, on compte bien les cadavres dans ce pays. Il est clair, il est précis et donc la réponse est : il y’a un vrai climat de violence, lié à un indicateur clair, les homicides »
Et que révèle cet indicateur ? Tenez-vous bien, c’est un bain de sang ! Selon Alain Bauer, entre 1972 et 1995, le taux d’homicidité a beaucoup augmenté. Il a beaucoup baissé ensuite jusqu’en 2012. Et croyez-le, en 2019 « il a atteint son plus haut niveau jamais calculé quantitativement en France ».
J’en suis tombé de ma chaise ! J’étais personnellement resté sur l’idée d’une baisse historique du nombre de meurtres il y’a quelques années, et jamais je n’aurais pu imaginer que nous avions en dix ans dépassé les niveaux de violence des siècles passés !!
Pour mettre les choses en perspective sur cinq siècles, le haut niveau d’assassinats en 1990 c’est la toute petite bosse au bout du graphique ci-dessous.
Je reste perturbé quelques mois par cette idée, et puis alors que j’ai un moment de libre, j’ai une idée curieuse : vérifier.
Je télécharge la base statistique des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie (par département même si vous voulez!) et je regarde. Grosse surprise (non) : le nombre d’homicide est à peu près stable à son plus bas historique. Pourtant, c’est bien les chiffres qu’Alain Bauer dit employer ?
En rouge, le nombre brut d’homicides par mois de janvier 2000 à février 2021 (on voit bien les attentats en 2015), en bleu un lissage en moyenne glissante sur 12 mois (avec un artéfact sur la première année).
Sauf qu’à le réécouter il parle spécifiquement d’homicidité à cet instant. Quézaco ? Pour le citer : « le taux de mortalité – ce que j’appelle moi le taux d’homicidité, homicides, tentatives d’homicides qui ne sont que des homicides qui ont raté… » Donc l’homicidité, c’est les homicides, plus les tentatives. Voyons à nouveau :
En rouge, le nombre d’homicides par mois de janvier 2000 à février 2021, en bleu les tentatives, en jaune l’ « homicidité »
Le tableau est très différent : les homicides sont stables, mais les tentatives explosent à partir de 2010 ! Dès lors, deux explications :
- Soit les tentatives ont effectivement plus que triplé en dix ans mais sont devenues quatre fois moins efficaces pour aboutir au même nombre de morts, ce qui est la thèse de Bauer. Il évoque des criminels moins compétents, des armes moins précises et une plus grande efficacité des services de santé qui sauvent mieux les victimes.
- Soit les forces de l’ordre ont changé leur manière de compter. Par exemple, une rixe où les couteaux sortent pourrait aujourd’hui être plus volontiers classée comme tentative de meurtre que naguère, parce que comme tout le monde la tolérance des policiers à la violence s’est amenuisée.
Avec l’homicidité, nous sommes donc face à un pâté d’alouette et de cheval, un quart de cadavres et trois quarts d’appréciations policières.
Or Alain Bauer insiste lourdement sur le fait qu’on ne sait pas mesurer les violences parce que les méthodes changent, sauf les homicides, qu’on compte les morts, qu’on compte les cadavres. Puis il nous fourgue un chiffre à très faible composition cadavérique.
Quand vous entendez que : « L’édit de Villers-Cotterêts depuis 1539 nous permet de savoir de quoi les gens sont morts […] On compte bien les morts et on compte bien de quoi les gens sont morts […] les autres indicateurs étant partiels, parcellaires, partiaux, manipulables […] on compte bien les cadavres dans ce pays […] un indicateur clair, les homicides [… le taux d’homicidité] a atteint son plus haut niveau jamais calculé quantitativement en France », que comprenez-vous ?
- Il n’y a jamais eu autant de meurtres en France depuis cinq siècles
- Le nombre de meurtres est à son plus bas niveau historique depuis cinq siècles mais le chiffre de ce que la police et la gendarmerie choisissent de considérer comme des tentatives est à son plus haut niveau depuis 1972 (début de la série sur les tentatives)
Venant d’un professeur en criminologie (par le fait du prince Nicolas Sarkozy, mais qui a tout de même soutenu son Doctorat en 2016), ceci n’est pas une simple confusion. Il présente le problème scientifique sur la mesure de la violence, qui est l’interposition du traitement policier. Puis la méthode pour contourner ce problème : réduire la violence aux homicides et compter les cadavres. Après quoi, il présente un chiffre qui n’est pas un nombre de cadavres mais essentiellement un traitement policier de la violence homicide. On ne peut pas faire d’interprétation charitable de ce qu’il dit, car en suivant sa méthode (compter les cadavres), on arrive précisément au résultat inverse de celui qu’il prétend trouver. La violence reste à un niveau historiquement faible en France.
Mais pourquoi cet engouement forcené pour une explosion supposée des violences ? Elles augmentent ces dernières années, c’est entendu. Mais ce n’est pas ce dont parle Bauer. Il s’exprime fréquemment sur une rupture majeure du cycle de la violence, sur le fait que la violence est devenue l’élément régulateur de la société, que nous vivons une « décivilisation ». La violence est portée par plus de monde, et surtout les délinquants s’endurcissent. Les attentats de 2015 ont également « libéré » la violence. Vers quoi nous dirigeons-nous ?
La guerre civile qui vient
L’imaginaire de la droite extrême n’est pas travaillé par une hausse de l’insécurité, mais par l’imminence d’un bain de sang. D’un côté, les bons français, victimes désignées abandonnées par leurs élites. De l’autre, les sauvages qui vont se déchaîner. Cela va sans dire, mais les sauvages ne sont pas blancs.
Toute la thématique du Grand remplacement, qui postule l’effacement de la population « de souche », se trouve transcrite dans ce registre de la violence. S’y ajoute avec les attentats l’idée d’une unification des immigrés derrière les imams pour aller égorger les français dans leur maison, façon protocole des sages de Sion.
Le mouvement survivaliste de droite ne s’organise pas dans la crainte d’un effondrement écologique, mais bien du jour où les immigrés commenceront le massacre.
Quand dans la majorité actuelle on fait des clins d’oeil pour trianguler très à droite, c’est ce langage qu’on emploie. Gérard Collomb évoque au Parlement des Régions « en train de se déconstruire parce qu’elles sont submergées par des flux de demandeurs d’asile », Gérald Darmanin parle d’« ensauvagement ».
Les immigrés sont renvoyés à une essence violente, indéracinable, liée au plus profond de leur culture voire de leur sang. Les arabes sont fondamentalement des pilleurs de caravane, les noirs des coupeurs de chemins et il est bien entendu que l’Islam est dans son cœur une injonction à tuer les mécréants. Tout ceci est illustré à l’envi par le chapelet quotidien des violences commises par des « jeunes ».
A cela que répondre ? Classiquement, que les immigrés ne sont pas particulièrement délinquants, à niveau de précarité égal. Les pauvres encombrent les tribunaux, et les pauvres sont beaucoup des immigrés. Au siècle dernier, on a dit exactement la même chose sur la culture des immigrés italiens, et avant des immigrés « bretons ».
Mais cela ne convaincra pas car nous savons très bien qu’il s’agit d’une fantaisie de sociologues qui refusent de voir la vie réelle et font à la place des enquêtes de terrain, analysent les chiffres des tribunaux et des forces de l’ordre et les croisent avec les données démographiques au lieu de s’informer correctement sur les réseaux sociaux.
Alors livrons-nous à une prise de conscience plus amusante. Voici le nombre d’immigrés vivant en France depuis 1921.
Souvenons-nous que les homicides ont fortement augmenté dans les années 80, puis s’effondrent à partir de 95 pour atteindre le plus bas niveau historique vers 2012.
Comprenons bien ce que cela signifie : la première génération de délinquants fortement issue de l’immigration africaine et maghrebine est la moins violente de notre histoire.
Qu’est ce qui peut l’expliquer ? Est-ce leur culture ? Faut-il penser que leur attention à la famille et au groupe les rend soucieux de la cohésion sociale et du vivre-ensemble sur leur territoire, modérant leur disponibilité à la violence? Faut-il se tourner verts l’Islam, religion de paix et de tolérance ?
Ou bien faut-il arrêter de fantasmer sur les immigrés ?